Histoire du château

Du château de Crévic à celui de Thorey avant 1980

 

L’enracinement de Lyautey dans le terroir lorrain

 

Rien ne pouvait laisser imaginer  que  le Maréchal Lyautey s’installerait un jour  à Thorey, petit village typiquement lorrain de 200 âmes à l’époque. et y inscrirait sa légende. Sa décision d’y construire, en prolongement d’une gentilhommière héritée d’une tante, est la conséquence de l’incendie de son château de Crévic par les troupes allemandes au début de la guerre de 1914-18.

Profondément Lorrain et viscéralement attaché à tout ce qui fait le lien entre les générations,  le mot “maison” désignant la demeure familiale, avait pour lui une connotation presque mystique. Elle conservait l’âme de ceux qui l'avaient habitée, c'était l'écrin des souvenirs amassés et des objets chers et familiers. Pour un militaire appelé comme lui à servir sans cesse sous d’autres cieux, c'était aussi le port d'attache où il pouvait venir se ressourcer : Ce fut le cas pour le château de Crévic. Aussi est-il intéressant et même nécessaire d’en parler en guise d’introduction à l’histoire du château de Thorey.

 

La perte du château familial de Crévic

 

Dans la succession de leurs parents, Hubert, son frère Raoul et sa sœur Blanche ont recueilli  plusieurs propriétés. Lors du partage, comme si un droit d’aînesse avait joué en sa faveur, Hubert obtient la propriété de Crévic à laquelle il tient tant. Elle s’était transmise par héritage direct depuis le début du XVIème siècle. Il rapporte que dans la lignée maternelle, “son trisaïeul de la Lance avait épousé Mademoiselle de Fériet qui lui avait apporté Crévic”.
Crévic, entre Dombasle sur Meurthe et Lunéville, ce n’était pas seulement un terroir familial exhalant l’odeur de l’histoire des siècles passés, c’était aussi l’histoire des ses ancêtres racontée à travers les meubles, les bibelots, les tableaux, les archives soigneusement conservées. De plus, c’était le terroir  où, enfant, il venait passer l’été chez sa grand-mère Grimoult de Villemotte et il y avait ancré ses propres souvenirs.
En attendant de s’y retirer, le moment venu de la retraite, il vient y séjourner chaque fois que possible. Il y regroupe progressivement tout ce qu’il conservait éparpillé entre Rennes où son déménagement d’Oran était arrivé fin 1910, la propriété familiale de Touchebredier reprise par sa sœur Blanche de Ponton d’Amécourt, son appartement de Paris, et son pied à terre de Nancy. En fait, il y amasse tout ce qui lui tient à coeur : souvenirs d’enfance et de jeunesse, objets discrets ou volumineux ramenés de ses voyages et séjours outre-mer, ainsi que de nombreux documents et une abondante correspondance bien archivée. Depuis leur mariage, le 14 octobre 1909, son épouse Inès y a apporté aussi maints objets et souvenirs personnels.

Château Lyautey - 1913 - Lyautey à Crévic, en permission
1913 - Lyautey à Crévic, en permission


Lorsque la guerre de 1914-18 éclate, Lyautey est Commissaire Résident Général de France au Maroc. Il est le premier à occuper ce poste créé en 1912 par le traité de protectorat signé entre la France et le Maroc qui, de ce fait, est soustrait à la convoitise des Allemands. Imaginant que les premiers combats n’épargneraient pas la Lorraine, il a prévu l’évacuation et la dispersion en lieux sûrs des objets les plus précieux de Crévic. Mais, en raison de la priorité donnée aux transports militaires, seules quelques caisses peuvent partir.
Très vite, les combats amènent les Allemands aux portes de Nancy, dont ils ne parviennent pas à s’emparer. Furieux, ils attaquent alors en direction de Lunéville pour tenter d’atteindre la trouée de Charmes. Le 22 août, précédés de tirs au canon, ils arrivent à Crévic et cherchent aussitôt le château ainsi que Madame Lyautey qui était là quelques jours auparavant Le château et ses dépendances sont pillés et incendiés. Le Résident Général vient de faire les frais de la rancœur et de la vengeance des Allemands à propos du traité de protectorat et de sa réussite au Maroc, où il doit faire la chasse aux espions et aux émissaires allemands qui cherchent à encourager la rébellion. Au cours de cette opération de représailles des maisons du village sont détruites et cinq habitants sont exécutés.
Tout a disparu à jamais. Il ne reste plus que des pans de murs calcinés et prêts à s’effondrer. La nouvelle parvient rapidement à Lyautey au Maroc. Le choc est terrible, il est abasourdi, ébranlé et, s’il n’avait pas cette faculté de rebondir qu’on lui connaît, on pourrait dire anéanti. Si la perte de tout ce qu’il conservait avec ferveur lui est cruelle et insupportable, elle est aussi inestimable pour les historiens privés de notes et de lettres envoyées (il gardait des doubles) ou reçues avant ses soixante ans qu’il va atteindre.
Pour fuir la souffrance, ne rien laisser paraître et oublier, il multiplie ses activités et se dépense dans tous les domaines. Il se confie cependant à quelques intimes : ”J'ai été frappé dans ce que j'ai de plus cher par la destruction de Crévic, pétrolé, amas de décombres, où rien n'a été sauvé de ce qu'y avaient accumulé dix générations, de tout ce que j'y avais réuni, toutes mes notes, documents, correspondance, souvenirs, une vie de quarante ans de labeur. Je garde la façade, mais je suis une momie vivante. Je tiendrai ici le coup jusqu'au bout avec le sourire, mais après cette guerre je m'ensevelirai.” Il pourra se rendre compte de l’ampleur du désastre en faisant un crochet par Crévic, à l’occasion d’une mission en France au cours de l’hiver 1914-15.

 

Lyautey - 1914 - Château de Crévic incendié
1914 - Château de Crévic incendié

 

1915 - Lyautey vient constater les dégâts
1915 - Lyautey vient constater les dégâts

 

Après la guerre, comme pour arriver à faire son deuil avant de songer à reconstruire, il dresse en 125 pages manuscrites, grâce à un effort de mémoire extraordinaire, l’inventaire, pièce par pièce, de tout ce que contenait Crévic, sous le titre “La maison morte”. “Je fais appel à tous mes souvenirs, écrit-il, pour en fixer la vision.” Ce n’est pas une simple énumération d’objets, c’est pour beaucoup une description, voire pour certains un historique avec une annotation sentimentale et même une description de l’environnement : ”Nos deux chambres étaient contiguës, avec un balcon commun au couchant. Ô la vue de ce balcon à l'aube ! La brume légère sur le parc, à gauche vers l'étang où se mirait le kiosque chinois, perché  sur un rocher artificiel, fantaisie de I825, le parc, que ne limitait aucune clôture, s'étendant à travers la campagne jusqu'aux coteaux que dentelaient les peupliers de la grande route de Nancy à Strasbourg. En face, deux grands massifs de sapins sur lesquels se détachaient en blanc deux vieux vases Louis XVI, le portique de la balançoire et du trapèze. Entre les deux, une clairière où, à la Fête-Dieu, le reposoir....... Au delà, les coteaux de la rive droite du Sanon, puis les fumées d'usine de Dombasle et, à la nuit, la grande lueur de Nancy. A droite encore, se détachant sur les massifs, les charmantes statues, les Quatre Saisons de Guibal, le joyau de Crévic achetées par mon arrière-grand-père de La Lance à la dispersion du château de Stanislas à Lunéville en 1825.”
Il pèse le pour et le contre avant d’engager le montant de ses dommages de guerre. Reconstruire sur les ruines de Crévic qui lui ont brisé le coeur, il n’y songe plus, comme l’indique la conclusion de ”La maison morte” ; ”La vieille maison est morte. Je ferme ces lignes comme une pierre tombale dont l’inscription seule rappelle le souvenir de ce qui n’est plus.” Il songe un moment à acheter une propriété en Eure et Loir pour se rapprocher de sa sœur Blanche très éprouvée pendant la guerre. Elle a perdu son mari, le colonel, Ponton d’Amécourt en 1914 et son fils Henri, brillant polytechnicien et aviateur en 1916.

 

Le choix de Thorey pour remplacer Crévic

 

Mais, finalement c’est dans sa Lorraine natale qu’il se retirera. Laissant Crévic à son frère Raoul qui réhabilitera les communs, il fait le choix de Thorey - qui, après sa mort, deviendra Thorey-Lyautey - pour créer son nouveau port d’attache et y inscrire sa légende. 
Thorey est situé à un trentaine de kilomètres au sud-sud-ouest de Nancy, capitale historique de la Lorraine, au pied de la colline de Sion, la "Colline Inspirée" chantée par Maurice Barrés. Il y subsiste aussi les ruines du château des comtes de Vaudémont, site historique jalonnant l'histoire de la Lorraine. Le village, deux cents âmes à l'époque, est au cœur d'une zone délimitée par Nancy, Toul, Domrémy, Neufchâteau, Vittel-Contrexéville, Épinal et Lunéville.
Il y possède une charmante gentilhommière fin XVIIème-début XVIIIème que sa tante Berthe Saulnier de Fabert (surnommée la tante “Bébé”, sœur de sa mère) dont il était très proche, lui a légué meublée. Il va renouer avec les racines qu’il possède en ces lieux, où il venait souvent dans son enfance. Il aime cette région appelée Saintois, et le voisinage historique de Sion et de Vaudémont, berceau des Ducs de Lorraine, n’est sans doute pas étranger à son choix.

 

Lyautey - La tante Berthe
La tante Berthe


Ce choix donne raison à Wladimir d’Ormesson, l’un de ses intimes, qui a écrit :”On ne dira jamais assez que le trait saillant du Maréchal Lyautey était le sens qu'il avait de la continuité et des liaisons mystérieuses et profondes qui unissent le passé au présent".

 

Lyautey - 1908 - Au fond, la gentilhommière léguée à Lyautey
1908 - Au fond, la gentilhommière léguée à Lyautey


La maison est trop petite, vétuste et sans confort. Mais qu’importe ! Elle est imprégnée d’un peu d’atmosphère familiale et il suffit de “l’agrandir”. Avec l'aide de l'architecte Albert Laprade qui fut son collaborateur au Maroc, il fait construire à l'aplomb du logis deux ailes. L'une se prolonge par une grande demeure, aux toits de tuiles inclinés, agrémentée d'une tour et s’ouvrant sur le parc. L'autre se termine par une petite tour carrée équilibrant le tout. La tour est reliée au nouveau bâtiment par un passage avec des arcades franchissant la cour de l'ancienne demeure.
Les travaux commencés en 1920 s'achevèrent en 1924. Au dehors, il avait aménagé, tel qu’il apparaît aujourd’hui, le parc bordé par le cours du Brénon, en traçant des allées, créant des massifs fleuris, plantant de nouvelles essences, creusant une pièce d'eau et mettant en valeur les statues des Quatre Saisons de Guibal rescapées du désastre de Crévic .
Il vient s’y installer à partir de novembre 1925, à son retour du Maroc,  : il a 71 ans. Pendant plusieurs mois, il met un soin particulier à mettre tout en place, à mêler l’ancien et le contemporain, à décorer, bref à donner une âme à sa demeure. Et puis, c’est un dérivatif contre l’ennui qui le ronge, lui qui venait d’assumer des responsabilités équivalentes à celles d’un Chef d’Etat. C’est aussi pour oublier les conditions humiliantes de sa relève au Maroc et de son retour. Il se passionne d’autant plus qu’il aime la décoration et la mise en scène : ne répétait-il pas depuis toujours qu’il aurait voulu être tapissier !
Il va partager son temps entre son appartement parisien de la rue Bonaparte, surtout en hiver et Thorey  où tout a été prévu pour accueillir avec faste ses invités de marque et mettre à l’aise ses amis. A partir de 1927, la responsabilité de Commissaire Général de l’Exposition Coloniale de 1931 le contraindra à de nombreux séjour à Paris.

 

Lyautey - 1926 - Le Sultan Moulay Youssef reçu à Thorey
1926 - Le Sultan Moulay Youssef reçu à Thorey

 

Lyautey - Le Général Weygand chez Lyautey
Le Général Weygand chez Lyautey

 

Après le Maréchal, de 1934 à 1980

 

Le Maréchal Lyautey décède dans son château de Thorey le vendredi 27 juillet 1934. Comme ce pionnier de la communication l’avait sans doute imaginé tout est prévu pour qu'après lui, les décors, les souvenirs exposés racontent d’eux-mêmes l’épopée de ce “Prince lorrain” devenu aussi l’Africain. Avait-il prévu qu’aprés lui son souvenir et celui de son œuvre soient conservés ? Rien ne permet de l’affirmer de façon formelle; il n’y a rien d’explicite ni dans ses écrits ni dans les conversations rapportées. Et pourtant, force est de constater qu’il avait pris des dispositions testamentaires dans ce sens.
En faisant de son neveu, Pierre Lyautey, son légataire universel avec l’obligation de maintenir les lieux en l’état, il évitait les aléas de l’indivision. Il n’y avait plus qu’à lire entre les lignes.
Après le décès du Maréchal Lyautey, le 27 juillet 1934, son neveu conserve pieusement les lieux en l’état et entretient la flamme du souvenir, mais il ne peut faire face aux lourdes charges d’entretien. A sa mort en 1976, le montant des travaux à effectuer est évalué à plusieurs millions de francs. De plus, il n’a pas pris les dispositions testamentaires qui convenaient.
Accablés par les droits de succession, ses héritiers entreprennent des démarches auprès de l'Etat, puis du Conseil Général de Meurthe et Moselle pour assurer la pérennité des lieux avec un statut de musée. Dans l’impasse, après avoir essuyé un double refus ils décident, en 1980, de tout vendre, et tout a bien failli disparaître !

 

Lyautey - 1980 - Le patimoine Lyautey en vente
1980 - Le patimoine Lyautey en vente

 

Sans le rôle joué par l’Association Nationale, Maréchal Lyautey créée juste à temps pour éviter le sacrilège qui se préparait dans l'indifférence générale, à commencer par celle des pouvoirs publics, c’en était fini du patrimoine Lyautey. Grâce à son dynamisme, elle a aussi permis de réanimer la Fondation Lyautey qui était inopérante faute de moyens.

 

Ainsi, à partir de 1980, l’histoire du château, tout comme celle du rayonnement de la mémoire du Maréchal et de ses visions d'avenir, se confond avec celles de l'Association Nationale Maréchal Lyautey et de la Fondation Lyautey.